Victor Tiollier Un acte de résistance spirituelle à Dachau

Le train de la mort

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Au lendemain du débarquement de juin 1944, les différents services de Police et de sécurité du Reich veulent éviter que la masse impressionnante des détenus des prisons de France aillent grossir les effectifs des Forces Alliées d’invasion ou de la Résistance. Ils les rassemblent donc dans le centre de triage de Compiègne et les envoient vers Dachau le 2 juillet 1944. C’est un des derniers convois de la déportation.

Victor Tiollier fait partie de ces 2 000 hommes qui sont entassés dans des wagons à bestiaux, à cent par wagon. C’est le train n° 7909, tristement célèbre, qui sera plus tard appelé “train de la mort”, en raison du nombre élevé des décès survenus durant le voyage.

La température extérieure est de 34 degrés. Les gardiens interdisent le ravitaillement en eau. Des déportés sombrent dans la folie ; des bagarres sanglantes éclatent. Au final, plus de 500 cadavres seront alignés sur le quai de débarquement de Dachau. Parmi les 1 633 hommes immatriculés à Dachau les 5 et 6 juillet 1944, seulement 156 détenus resteraient au camp central dont 87 y trouvent la mort (55,8%). Après une période de quarantaine plus ou moins longue, les autres sont affectés dans divers camps de concentration ou Kommandos extérieurs. Trois destinations principales sont à souligner.
Au moins, 863 détenus sont dirigés sur des Kommandos de la vallée du Neckar administrés par le KL Natzweiler, en particulier Neckarelz et Neckargerach. Pour la majorité, le transfert s’effectue le 22 juillet 1944 et ils reçoivent à leur arrivée, le 24, des matricules dans la série des « 21000 » et « 22000 ».

Le journaliste Christian Bernadac, fils de résistant, a retrouvé 340 survivants et 215 témoins extérieurs, au cours d’une longue enquête qui lui a permis de publier en 1970 Le train de la mort, à partir de leurs récits.

Bien qu’il ne le cite pas, il a utilisé, entre autres, pour la préparation de son livre le journal de Victor Tiollier, qui évoque comme suit ce qu’il a vécu dans les deux wagons où il s’est trouvé successivement placé :

Extrait du Journal de Victor Tiollier

2-5 Juillet : Voyage : Compiègne–Dachau.

Départ du camp à 5h du matin, sous la pluie avec une boule et du saucisson, encadrés comme des bandits. Long stationnement : essai de groupement en vue de fuite. 100 dans un grand wagon à bestiaux (60) avec 2 fenêtres ouvertes à moitié. Chaleur torride dès le début. Tous debout : impossibilité de tous s’asseoir… Tonneau d’eau, 2 tinettes

En route vers Soissons. Essai de tous s’asseoir : compression intolérable

Chalons-sur-Marne vers midi. La chaleur devient étouffante. Vers 3h avant d’arrivée à Reims : situation tragique, on tombe dans les pommes, assaut de la fenêtre, on implore de l’eau et de l’air. A l’arrêt : eau. On ouvre les deux autres fenêtres. Dans le reste du train la situation est tragique. Refus des S.S. d’ouvrir les wagons : les gens deviennent fous et se battent entre eux, s’écrasent, s’étouffent. Dans notre wagon situation très dure jusque vers 10h du soir. Dans les autres wagons morts innombrables : 36, 45, 75, 97 (bataille à coups de couteaux et bouteilles.) Vers 4h du matin, essai d’évasion : trous dans les wagons, cris et bruits : le train stoppe, les Allemands arrivent : menacent. A demain.

Réveil tragique dans les wagons de morts, Vitry, Metz-Sarrebourg. Vers le Rhin — Haguenau - Carlsbad (Marseillaise en quittant la France.) Jolie vallée, puis forêt Noire, Karlsruhe.

Nouveau wagon : espoir de fuite par grilles du bas mais déconseillé parce qu’en Allemagne. Pauvreté de la Souabe. Passage dans une gare de marchandises de Munich.

Arrivée à Dachau : inquiétude. En réalité, le camp n’est plus terrible (10 à 20.000 hommes.)

Souper. Bonne nuit au bloc 21.

Douche, tonsure et coups de pinceau ! Habillement : 1 caleçon 1 chemise et 1 veste (K.L.)

Extraits de Le train de la mort, de Christian Bernadac, France Empire, Paris 1970. Les pages indiquées sont celles de la réédition, à Press Pocket, en 1973

Page 128 :

10 h 50 — Fismes gare (wagon métallique, André Gonzalés).

Témoignage d’André Gonzalés (avril 1970).

Ils ont soutenu l’homme qui avait été frappé à mort par les gardiens de la gare de Compiègne, pendant une heure. Ils l’ont relâché. Il râlait. Dans son coin André Gonzalés prie. La voix “ferme” réclame le silence. — Nous allons prier. — Pauvre con ! — Nous allons prier. Je vais réciter la prière des agonisants. André Gonzalés poursuit “sa” prière. Quelqu’un crie : — Je ne veux pas mourir. Puis d’autres. — Il faut arracher le plancher ! — Je vous salue Marie... — On va crever ! Dans le noir, troué de rais de lumière vive, une vague de fond soulève la partie droite du wagon. La voix “ferme” râle à son tour. — Je vous en prie. Je vous en prie. — Toi et tes prières. André Gonzalés tourne le dos, s’enfonce, bras protégeant la tête, dans son coin de fer. il ne comprend pas. Ne peut imaginer, devine les silhouettes, les phrases. — Ne bougez plus. Ne vous tuez pas. Ils se tuent. Des hommes armés de couteaux, de fourchettes, de morceaux de fer, montent sur leurs voisins qui s’écroulent. Pieds, mains. Piétinement. Coups. Le sang gicle. — Au secours ! Le wagon, gigantesque tambour, résonne d’appels, de hurlements, de coups frappés aux parois, de peur, de folie, de délires. Près d’André Gonzalés, un père et un fils, qui ne songeaient au départ qu’à se protéger, qu’à s’aimer, roulent, jambes et bras mêlés, s’insultent. Ils se relèvent. La vague reflue. Les rais de lumière illuminent deux lames. Le père et le fils tournent : — Tu vas voir. — Ordure ! — Je vais te faire la peau ! Ils se font la peau. Le fils saute sur le dos du père. Couteau. Dans ce vacarme hallucinant, chacun peut entendre le “han !”, les “han ! han !” de joie du fils. — Alors ce qui s’est passé là, à mes pieds, est inimaginable. Le fils saute sur le corps de son père. La peur me cloue à la paroi. Tout autour d’autres se battent, s’égorgent, mais je ne vois que cette scène, sous moi... Le fils se penche sur le père. Il pleure. Son couteau plonge dans le corps, déchire les chairs. Le ventre est ouvert. Il s’acharne. Puis il plonge ses deux mains dans les entrailles... arrache... se coiffe... se passe autour du cou les intestins. Je me détourne. Je sens cette folie monter en moi. J’ai l’impression de vivre mes dernières secondes. Je revois les visages de mes parents. Je pleure, je prie. J’étouffe. J’ai soif. Le fer me brûle. Et ce bruit. Toujours ces cris. Ces coups... Il faut rester debout. Si je me baisse, si je m’allonge, je suis mort. C’est à cet instant qu’une bouteille éclate sur ma tête, ma tempe droite est ouverte. Blessure large, longue, profonde. Un ruisseau de sang inonde mon visage. Je tombe à genoux. C’est le noir complet. Les râles s’estompent. Je dois me relever. Assommé, abruti, je retombe sur des cadavres. Je m’appuie sur eux. Je distingue des masses sombres. Le “fils” râle tout contre moi. Les autres l’ont neutralisé. Un dernier effort. C’est ma mort. “Mon Dieu !” Je m’évanouis.

Page 153 :

Wagon Puyo.

Manuscrit inédit colonel Puyo :

“Le voyage sera ce que nous voudrions qu’il soit”, mais nous n’avons pas voulu cela, nous ; nous n’avons pas mérité cela. Ce ne sont plus des cris ; ce sont des hurlements de bêtes qui se meurent et qui ne veulent pas quitter cette terre maudite. “À moi.” “À boire.” “Bande de vaches.” “Je te tuerai toi.” “Han ! voilà pour tes yeux. “Et crève, ta gueule était trop moche.” Oui, les vaches ! Ils riaient sur les quais, nos gardiens ; ils portaient tous l’Edelweiss à leur casquette ; ils n’auraient pas dû ces salauds nous laisser crever comme cela. À chaque arrêt, se promenant de long en large le long de nos wagons, ils nous entendaient : “Nous avons déjà dix morts, vingt morts, trente morts.” “Das macht nitchts” telle était la réponse. — Si quelques camarades sont morts à peu près calmement, un plus grand nombre ont eu une fin agitée et quelquefois horrible. La force de ces derniers, quelques instants avant la fin, à été d’une puissance insoupconnée. Les réflexes, particulièrement désordonnés dans l’entassement qui était le nôtre, au milieu de notre impuissance physique et morale, ont atteint les plus forts et ceux qui conservaient encore un peu de lucidité... Tous ces souvenirs, que je garde jalousement, comme un bien personnel et atroce, sont de ceux qui m’ont permis d’avoir de l’homme, à la fois peur, commisération, mais aussi beaucoup d’amour.

page 154 :

Manuscrit inédit, commandant Henri Billot. Mai 1970

Près du tiers du wagon se compose de fous furieux. Le premier cas s’est produit sur un tout jeune homme, sorti récemment d’un sanatorium. Il étouffe, il veut à tout prix prendre l’air à la fenêtre... il y arrive tant bien que mal. Il veut rester à cette place bénie, mais impossible... — Sortez-le de là, crient les hommes, il bouche l’air ; nous allons crever. Et de force on lui fait dégager la fenêtre. Il reprend sa place et se met à geindre. Un quart d’heure après il était mort. Son frère, qui était aussi dans le même wagon rentre dans une colère furieuse. il reproche aux autres d’être la cause de la mort de son frère. Il crie, il vitupère : — Vous avez tué mon frère !... Une bataille rangée s’ensuit et l’on compte un deuxième mort. Les deux frères... Puis c’est un gaillard immense qui se lève, avec une figure grimaçante. Saisissant son voisin par le cou, de ses énormes mains, il l’étrangle. La terreur s’empare de tous. L’on craint pour sa vie. il faut la défendre. Tous se coalisent contre l’énergumène... Le spectacle est terrifiant dans cette pénombre. Des corps s’enlacent, tombent, se relèvent, tous crient : — Séparez-les ! Mais la chose est impossible. Les combattants exténués s’abattent et certains meurent quelques minutes après. Le docteur Allard, de Saint-Pal en Chalençon, qui est mon voisin, se lève de sa place... prend une serviette, et pendant des heures il l’agitera, pour renouveler l’air. Grâce à lui, des morts sont arrêtées. Dans un coin du wagon, ce ne sont plus des cris de rage, ou de colère, mais des appels de détresse. Les hommes sentent que leur fin approche : — Maman ! — Mario ! — Louise ! Ce sont des visages féminins qui sont évoqués à l’heure suprême, des visages chers... Et de crier : — Non ! Non ! Je ne veux pas mourir. Ceux qui sont encore à demi conscients sont atterrés par cette vision horrible. Ce pêle-mêle des morts et des mourants, de fous et de moribonds, présente un spectacle dantesque. il y a vraiment de quoi perdre la tête. C’est Georges Fauconnier qui a maîtrisé le “gaillard immense aux mains énormes “. Ils l’ont ligoté. il est mort peu après. Puis, Marcel Ballesdant, près de Jacques Bronchard, éclate de rire, danse en chantant et s’affaisse. Bronchard à son tour s’effondre et c’est le docteur Allard qui lui soulève la tête, l’oblige à respirer, à vivre. Albert Pelot sort deux mouchoirs de sa poche, s’évente et s’évanouit. Francois Wicher ne pense plus qu’à une chose : “Tenir debout. Tenir debout”. Claude Laval, une serviette de toilette en main “ventile” sept ou huit camarades. Mazic, Migeat profitent de ce “courant d’air”. Martin, un chauffeur de poids lourds ne cesse de répéter — Allez les gars ! Faut pas s’énerver ! Faut pas s’énerver ! On n’est pas des gonzesses. Faut pas s’énerver, faut pas se bagarrer ; on ferait mieux de chanter une chanson...

Pages 156-157

Migeat, légèrement bousculé par un jeune garcon de Limoges, ne peut se retenir et le gifle.

Témoignage de Jean Migeat

– J’ai alors senti sur moi le regard de Claude Laval. Nous nous étions promis, entre anciens scouts, de rester maître de soi, quoi qu’il arrive. J’ai alors pris ce gosse par les épaules et en pleurant je lui ai demandé pardon.

Ce “gosse”, c’était sans doute Bruno Balp, le benjamin du wagon. il n’a pas encore dix-huit ans. il a été arrêté avec son frère Jean et son père Pierre. Pierre Balp à soixante ans. Ses deux fils le soutiendront tout au long du voyage, le protégeront des attaques, des coups, le hisseront à la lucarne. Après Dachau, tous trois retrouveront la France.

pp 156-157

Wagon Guérin-Canac.

Marcel Guérin, qui n’a pas encore touché à son bidon, rempli d’eau à Compiègne, décide de distribuer une gorgée aux plus assoiffés. — Ah malheur ! ... Que n’avais-je pas fait ? Ce fut une ruée vers ce bidon et les premières bagarres éclatèrent.

Le wagon est arrêté contre le passage à niveau de Saint-Charles.

Témoignage d’Albert Canac :

— Ah ! Boire ! se plonger dans l’eau !... justement à ce moment, une brave garde-barrière aidée de ses enfants réussit à nous faire passer quelques bouteilles d’eau. D’autres cheminots font de même. Pendant ce temps, certains d’entre nous griffonnent en hâte quelques mots sur un bout de papier qu’ils jettent dehors dans l’espoir qu’il parviendra à leur famille. Des l’arrivée des premières bouteilles, c’est la bagarre dans le wagon. Celui qui a la bouteille, insensible aux appels de ses camarades, veut la vider d’un trait. il faut la lui arracher de force. À des moments pareils, plus rien ne compte : l’amitié, la solidarité ! Vains mots en la circonstance. Ce spectacle est d’une infinie tristesse pour ceux qui restent encore lucides. — Le premier, l’adjudant Didelot, mon fidèle collaborateur à l’Ecole Militaire de Tulle, la face violacée, les yeux révulsés s’avance vers moi en titubant, indifférent aux plaintes de ceux qu’il bouscule ou sur lesquels il marche. D’une poussée désespérée, il se fraye un passage à travers tous ces corps affalés, pêle-mêle, depuis le coin opposé du wagon et s’effondre à mes pieds. “Mais il va mourir, il étouffe !”, dis-je à mes camarades. Nous essayons de le sauver, mais comment ? Nous le hissons vers l’air ; avec un mouchoir, à demi inconscient, je pratique même sur lui des tractions de la langue ! Tout a été inutile. Nous n’avons plus qu’à le laisser mourir et attendre notre tour.

Dans la pénombre du wagon, des cris, des plaintes, des râles s’élèvent de toutes parts. C’est la tragédie dans toute son horreur. A terre un entrelacs de bras, de jambes, de corps affalés. Ceux qui, sur le plancher, hoquètent dans une atmosphère irrespirable sont piétinés par d’autres qui, debout, deviennent subitement fous furieux. C’est la mêlée générale. Des crises de démence subite secouent notre voiture. Elles s’apaisent, reprennent, s’apaisent pour reprendre encore. Des cris dominent par moments le tumulte : “Fusillez-nous ! Au moins fusillez-nous ! Qu’on en finisse !” Les uns foncent tête baissée contre les parois en renversant tout sur leur passage et retombent pour ne plus se relever. D’autres se ruent aux ouvertures à pleines mains aux barbelés et hurlent !... Tac, tac, tac ! Une rafale de mitraillette part de la vigie de notre wagon. D’autres se battent. S’armant dans leur folie de tout ce qu’il trouvent : souliers, bouteilles, et même couteaux, ils frappent dans le tas à coups redoublés. Des hommes s’assomment, s’étranglent, se crèvent les yeux en appelant qui un père ou une mère, qui une femme et des enfants. Adossés aux parois, les plus lucides se protègent de leur mieux en abattant parfois d’un coup de poing leur agresseur. Malheur à celui qui tombe ! Des plaintes, des appels fusent de partout : “Je meurs ! Maman ! Je suis innocent !” D’autres : “Vive de Gaulle ! Vive la France !” Le sang gicle. J’en suis éclaboussé…

Pages 164-165

Wagon Sirvent

Manuscrit inédit Pierre Dhenhaim :

En voyant la tournure que prennent les événements, l’abbé Leblanc, curé de Framerville (Somme) se rend compte qu’il sera presque impossible de sortir vivant de cet enfer. Il réagit en prêtre. D’une voix forte, très forte même pour cet homme maladif — il souffrait de l’estomac — il clame : Prions, mes frères, nous allons mourir !” Malheureusement cet homme de bien, dont les derniers instants furent comparables à ceux des premiers chrétiens, causa bien malgré lui un choc terrible. Lui qui voulait que notre mort fût digne de sa croyance, assista avant de mourir à la plus effroyable des tragédies.

À cet appel, la panique s’empare de quelques-uns. Ils crient, hurlent, pleurent, implorent. La folie qui couvait éclate, ils frappent et c’est alors la plus atroce des luttes, la plus inqualifiable des tueries.

Il faut neutraliser ces fous dangereux. Je suis le témoin impuissant d’une scène abominable. Pour respecter la mémoire de ces pauvres morts, je ne peux nommer les acteurs de cette tragédie. C’étaient deux bons amis, fraternellement unis par la politique et la Résistance.

L’un d’eux, le plus âgé, suffoque et s’écroule. L’autre alors, pris d’une subite folie meurtrière, met son pied sur la gorge du pauvre vieux et appuie. Les yeux hagards et comme se rendant compte de la gravité de son acte, il répéte plusieurs fois : — “J’assassine !... J’assassine !... J’assassine...” Il est à son tour abattu par un jeune gars de seize ou dix-sept ans, dont le corps dénudé porte encore la trace des soins particuliers que la milice de Darnand lui a généreusement prodigués lors de son arrestation.

J’ai vu mourir Gaston Leroy. Isolé parmi un groupe de furieux, il essaie de s’échapper. Des mains l’agrippent le retiennent, il hurle, il tombe.

Il y a déjà beaucoup de morts. Ils sont là, entassés sur le plancher et nous les piétinons.

Maintenant je peux apercevoir deux camarades dans le fond. Ils sont armés chacun d’une bouteille. L’un d’eux avant que je ne sois arrivé à lui, brandit son arme improvisée. “Ne fais pas le c...” lui dis-je. Il baisse les bras et me dit quelque chose que je ne comprends pas. Est-ce que mon physique a encore quelque chose d’humain pour qu’il m’épargne ? C’est l’enfer ! Je réussis à me glisser jusqu’à l’ouverture pour respirer quelques bouffées d’air.

Pages 190-191 :

Reims — Triage de Betheny.

(wagon Fully-Thomas).

Témoignage lieutenant-colonel Jean Thomas :

Et la tragédie continua, les hommes, perdant connaissance, s’affaissaient sur leurs voisins. Ceux-ci tentaient de les soutenir ou de les rejeter, mais s’affalaient bientôt sous leur poids. Dès qu’un membre, bras ou jambe, se trouvait pris sous un corps, il était impossible de le dégager et, tôt ou tard, on se trouvait enseveli sous d’autres corps. Beaucoup périrent étouffés par le poids des corps dont ils n’avaient pu se dégager ; d’autres perdirent la raison, c’est ainsi que Barrois se figurait jouer une partie d’échecs avec moi. Son délire fut bref et il s’endormit sans souffrances. J’assistais impuissant à sa mort.

Quelques-uns devinrent fous furieux. ils se mirent à frapper leurs voisins à coups de poing, de souliers, de gamelles... à sauter, à courir d’un bout à l’autre du wagon en écrasant les camarades. Ceux-ci, en se défendant, perdaient le peu de force et de souffle qui leur restait et succombaient à leur tour.

Un homme brandit un canif, son visage reflétait le délire. Les yeux démesurément agrandis, sortis des orbites, la bave aux lèvres, des cris inarticulés sortaient de sa bouche. Je tremblais continuellement de le voir s’abattre sur moi. Avec une serviette passée dans un anneau, je m’étais attaché le bras gauche à la paroi de façon à ne pas basculer et être étouffé si je perdais connaissance. Le coude ainsi relevé, je tenais devant moi sur mon avant-bras, ainsi qu’un toreador, mon veston ; de l’autre main, je tenais un soulier, me préparant à la défense. Enfin il se jeta sur son plus proche voisin et lui larda le visage de coups, lui crevant les yeux ; il se trancha ensuite la carotide. Cette scène atroce me soulagea cependant, m’ôtant la peur d’être attaqué.

Je vis alors, dans une sorte de brouillard, car je perdais connaissance, Bulher, qui se trouvait à l’autre bout du wagon, complètement nu, se mettre sur les genoux, se redresser, s’agripper aux anneaux de la paroi et se hisser jusqu’au vasistas pour pouvoir respirer. Il resta quelques secondes ainsi suspendu à la fenêtre. Un fou l’ayant vu se jeta sur lui, le prit à la ceinture et le fit basculer. Ils luttèrent quelques minutes et tombèrent tous deux sans pouvoir se relever.

Je perdis à mon tour notion de tout. Je sentis une torpeur immense s’emparer de moi. Mon voisin, un communiste arrêté déjà depuis trois ans me ranima ; il avait un peu d’eau dans un Thermos et quelques morceaux de sucre. Auparavant, il avait été contraint d’achever, en l’étranglant et en le frappant à coups de gamelle sur le crâne, un dernier homme atteint de délire. Tout était maintenant rentré dans le calme.

Itinéraire du train de la mort, de Compiègne à Dachau

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